La maison aux volets bleus

La maison avait des volets bleus,
Pas des volets bleus un peu délavés par le crachin et le soleil des bords de mer, non, mais un beau bleu électrique et qui se voyait de loin.
C’était le point de rencontre de toute la joyeuse bande d’ados du coin qui y tenait ses assises, le dos appuyé au mur et les fesses sur le trottoir.
La brave Madame Jolie, qui n’en avait d’ailleurs que le nom, pestait régulièrement car elle devait se faufiler maladroitement avec son déambulateur, entre ces jeunes avachis pour sortir de chez elle. « Quelle époque quand même, tous ces jeunes désœuvrés, ils seraient mieux au boulot , plutôt qu’a encombrer la voie publique » soupira-t-elle !
Au printemps, pimpante avec toutes ses fenêtres garnies de géraniums, pétunias, bégonias et autres fleurs d’été qui embaumaient, cette rue des Oiseaux était le cœur de la petite ville avec ses boutiques rutilantes et le murmure de l’eau de sa fontaine qui éclaboussait de ses fines gouttelettes la petite place ronde. Ses pavés fatigués luisaient au soleil couchant et on apercevait au bas de la cote, le vert de la forêt environnante : photo typique d’une petite rue de ville de province.
Oui, mais ça, c’était avant. L’an dernier, un centre commercial a soudain surgit, défigurant le paysage et obstruant la vue sur la campagne. Une nouvelle fois, les dictâtes de la modernité ont été respectés : on a rendu les armes, se pliant aux arcanes de la toute puissante consommation de masse.
La boucherie d’abord, sur la droite, puis monsieur Pinson avec sa droguerie dans le virage, au bas de la cote, et ensuite la toujours pincée Mme Crochue avec sa mercerie : tous ont fini part abdiquer et baissé leur rideau, laissant notre rue gangrénée de vitrines sales et jaunies par le temps.
Mais, Mme Jolie résiste : sa maison est toujours là, triomphante avec ses volets repeints chaque printemps. M. Le Maire s’agace et s’impatiente : il est impératif de rélargir la rue pour désenclaver le nouveau centre commercial et donc, dans l’intérêt général, la maison aux volets bleus doit disparaitre. Il s’inquiète aussi du refus d’obtempérer, de cet acharnement de pur mauvaise fois car les montants de l’indemnité proposés montent, montent, et risquent de mettre en péril les prochains budgets prévisionnels municipaux, et tout ça à moins de deux ans des nouvelles élections !
Mais, entêtée et sûre de son bon droit, Mme Jolie persiste dans son bon droit et ne cédera pas : un nouveau courrier recommandé reçu ce jour de la mairie pour l’exproprier vient d’attérir dans la poubelle et demeurera une fois de plus lettre morte !